Fiche n° 1 : Est-ce que ça vaut le coup de réclamer l’application du droit du travail ?

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On octobre 24, 2015, Posted by , In Fiche 1,Fiches impertinentes, With Commentaires fermés sur Fiche n° 1 : Est-ce que ça vaut le coup de réclamer l’application du droit du travail ?

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J’entends déjà certains me dire [1] que c’est une bien drôle de question : si vous êtes venus jusqu’ici, c’est que vous êtes rudement motivés (et rebelles) !

Pourtant, c’est une question préalable indispensable.

En effet, qui veut réellement aider un salarié doit lui rappeler les risques inhérents à son statut, voire devra tenter de le dissuader de revendiquer ses droits.

Dissuasion qui prouve que je ne suis pas, comme certains employeurs pourraient le croire, un extrémiste ou « communiste, à ce qu’il paraît ».

Difficile à entendre (et à écrire), mais demander l’application de la loi peut s’avérer moins avantageux, notamment en termes de qualité de vie, de temps perdu, d’énergie déployée, de coût de procédure…que de ne rien faire ou de rechercher un autre emploi.

Ainsi, avant de délivrer des fiches juridiques, qui n’ont souvent d’utilité qu’en cas de contentieux, il nous semble bon d’inciter les salariés à se poser quelques questions préliminaires.

Toutes ces interrogations ne sont évidemment pas formulées afin que les salariés renoncent à revendiquer leurs droits, sinon je ne me donnerai pas la peine d’écrire prochainement des fiches juridiques à leur attention.

D’autant plus, qu’il vaut mieux, à mon sens, dans certaines situations, choisir de se battre que de subir.

Pour autant, et pour l’avoir douloureusement constaté en aidant des amis très proches, nous ne sommes pas tous égaux devant l’adversité.

Même s’il paraît que l’« on ne se connaît que face à l’obstacle », il n’en reste pas moins que ceux qui se savent fragiles doivent se préparer à souffrir…ou à renoncer.

C’est pourquoi, en liminaire, nous proposons les questions essentielles à se poser.



PAS DE PREUVE = PAS D’ACTION

C’est tout le paradoxe du droit du travail :

  • si on s’y intéresse avant tout contentieux, on peut s’exaspérer, à tort ou à raison, que l’employeur s’ingénie à ne pas vouloir l’appliquer ;
  • quand on s’y intéresse, c’est souvent trop tard.

En effet, au vu de la complexité du droit du travail, certains salariés interprètent mal les textes et s’exaspèrent à tort. Cependant, ceux qui me consultent sont le plus souvent déjà en conflit latent ou ouvert avec leur employeur.

D’où ce conseil, difficile à mettre en pratique : lorsque le malaise commence à se faire sentir, ne pas attendre qu’il s’installe. 

Dès les premiers signes d’alarme, il faut s’enquérir de ses droits.

Par expérience, je dirai que lorsqu’un salarié s’intéresse à cette matière, il est déjà trop tard, notamment pour constituer des preuves.

Ce n’est la faute de personne (quoique ! pourquoi ne pas enseigner le droit du travail au lycée ?), c’est un constat empirique.

Or, en droit, on constate très vite que ce n’est pas celui dont la cause est la plus juste ou la plus conforme à la réalité qui gagne, mais celui qui a le plus de preuves.

D’ailleurs, la vérité judiciaire se fiche bien de la vérité du monde réel.

Il existe une formule juridique qui résume cette distorsion entre le réel et le judiciaire : « pas de preuve, pas d’action (en justice) ».

Vous dîtes souffrir de harcèlement moral ? Sachez que l’on part du postulat que ce harcèlement n’existe pas !

À dire vrai, s’il y a litige, par définition, c’est qu’il y a interprétation différente de la réalité : il revient justement au juge de se faire une opinion de la « vérité ».

Nous verrons que certaines preuves sont allégées, mais il n’en reste pas moins que c’est au demandeur, c’est-à-dire dans la quasi-totalité des cas [2], au salarié, d’apporter au moins un début de preuve de ce qu’il avance.

Donc, plus tôt vous saisirez un conseil en droit du travail, plus tôt vous pourrez amasser les preuves idoines.

D’ailleurs, il est bon de rappeler cette évidence : si vous êtes licencié, vous ne serez plus dans l’entreprise pour collecter des preuves !

Il faut donc s’éveiller au droit bien avant, notamment en se préconstituant des preuves.

Sinon, dès le départ, ça ne vaut pas le coup.


EST-CE-QUE CELA VAUT LE COUP ?

Il existe une part non négligeable de psychologie dans la résolution d’une problématique juridique.

Je ne sais pas comment les autres juristes se représentent, mais selon moi, nous sommes de simples techniciens du risque : notre travail consiste à délivrer les avantages et inconvénients de chacune des solutions que l’on expose au client, mais en lui laissant le soin de trancher entre les différents risques selon sa propre personnalité (fiche à venir sur la consultation juridique).

Dit autrement, c’est le salarié qui vivra directement les conséquences des voies juridiques qu’on lui proposera d’emprunter et, comme le risque zéro n’existe pas, il me semble indispensable de lui rappeler qu’il faut qu’il accepte les risques qui en découlent.

D’où la batterie de questions et de conseils que nous allons énoncer, mais qui découlent du principe suivant : « connais-toi toi-même ».

Sans pouvoir dresser de liste exhaustive, il convient de se poser a minima les questions suivantes :

  • Est-ce-que revendiquer des droits me permettra d’atteindre mon(mes) objectif(s) ?

Lorsqu’un salarié réclame ses droits, cela cache souvent un malaise plus profond.

En effet, si le salarié est convenablement payé, se sent bien dans l’entreprise, est bien traité, etc., pourquoi demanderait-il l’application du code du travail s’il ne l’a pas fait jusqu’à maintenant ?

Un exemple pour illustrer mon propos : de nombreux salariés m’ont confiés que, depuis l’instauration des 35 heures, leurs conditions de travail se sont dégradées du fait de l’intensification du travail.

Intensification réelle ou ressentie, ce n’est pas ici le problème.

Les salariés, conscient qu’ils n’auront jamais satisfaction, voulaient demander le paiement des heures supplémentaires pour « compenser  » ces conditions de travail qu’ils jugeaient pénibles.

Or, si c’est une compensation pécuniaire d’une sujétion professionnelle difficile dont on sait pertinemment que l’entreprise ne tiendra jamais compte, ne vaut-il pas mieux, si c’est possible, se mettre à la recherche d’un autre emploi ?

C’est pourquoi j’invite les salariés à se demander, en premier lieu, ce qui motive réellement leur envie d’exercer leurs droits.

  • Suis-je prêt à me battre contre (avec ?) mon employeur ?

Tout le monde n’a pas la fibre contentieuse. Les questions suivantes permettront d’affiner cette introspection.

  • Suis-je prêt à ne recevoir QUE de l’argent ?

Nous y reviendrons, mais l’aspect pécuniaire est important.

Même si cela peut paraître aller de soi, je préfère enfoncer des portes ouvertes que de devoir passer par les fenêtres : vous n’aurez que de l’argent…rien que de l’argent.

Votre honneur ne sera pas réparé, votre haine ne sera pas forcément épongée : vous n’aurez que de l’argent.

Vous ne vous sentirez peut-être pas mieux, ne dormirez pas mieux : vous n’aurez que de l’argent.

J’insiste autant parce que beaucoup de personnes sont déçues du résultat d’un procès.

Pas forcément de la somme gagnée, mais souvent du fait qu’ils ne se sentent pas reconnus comme victime.

Pour preuve, j’ai connu un représentant du personnel qui a reçu 100 000 € de dommages et intérêts pour rupture sans cause réelle et sérieuse de son contrat de travail.

Or, il n’était pas satisfait du verdict.

Pourquoi ? parce que la discrimination dont il estime avoir faire l’objet n’avait pas été reconnue.

Il aurait préféré gagner moins d’argent, mais être reconnu dans sa souffrance.

Bref, l’argent n’apaise pas forcément un sentiment d’injustice.

  • Est-ce-que cela vaut l’énergie à déployer ?

J’ai connu des salariés qui, tout le long de la procédure, étaient dans un état de stress permanent.

Il est vrai qu’il est difficile de savoir à l’avance comment on va réagir, mais vaut mieux ne pas être trop sensible, notamment parce que l’avocat adverse ne se privera pas d’user d’arguments blessants et/ou fallacieux.

  • Est-ce-que cela vaut le temps perdu ?

Comme le prouve le document intitulé « exemple de délais et coûts potentiels lors d’un contentieux prud’homal », êtes-vous sûr de supporter 3 à 10 ans de procédure ?

Ce document pourrait d’ailleurs servir, à lui seul, de support à votre réflexion/décision.

  • Enfin, est-ce-que je mesure tous les risques ?

    • Si le conflit en arrive jusqu’à la rupture de votre contrat de travail, retrouverez-vous rapidement un emploi [3] ? Votre environnement familial vous permettra t-il d’y faire face (soutien financier, soutien moral…) ?
    • Avez-vous pris conscience des risques de représailles (mauvaise publicité auprès de vos potentiels recruteurs, appel aux agences de recrutement…) ?
    • Etc.

EST-CE-QUE CELA VAUT LE COÛT ?

On peut très bien vouloir se battre pour l’honneur et/ou en faire une question de principe.

Cependant, comme la grande philosophe Madonna l’a chanté : « We are living in a material world ».

Alors, avant de s’engager dans une bataille économique, encore faut-il vérifier qu’on a les moyens de la vivre.

D’ailleurs, selon une étude [4], l’aspect économique serait le premier frein à la saisine du conseil des prud’hommes : d’une part, parce que les sommes gagnées n’ont rien de mirifiques, d’autre part parce que, contrairement à ce que la majorité des personnes pensent, la justice n’est pas gratuite.

En faisant abstraction des personnes éligibles à l’aide juridictionnelle (et encore…), il vous restera toujours une somme à votre charge.

En théorie, et selon la première phrase de l’article 700 du code procédure civile, les dépens (notamment le coût de votre avocat) sont à la charge de la partie perdante. Toutefois, la deuxième phrase de cet article vient fortement tempérer ce principe puisqu’il prévoit que « le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation ».

En réalité, il semble s’être dégagé un consensus pour ne rembourser qu’une partie des sommes engagées par le justiciable. Il existe même ce que j’appellerai un « barème convenu » de remboursement [5].

Concrètement, en se basant sur notre expérience en région parisienne et le document intitulé « exemple de délais et coûts potentiels lors d’un contentieux prud’homal », il ressort, en choisissant le scénario du pire (cas du salarié qui irait jusque devant la Cour de cassation), mais qui pourrait être encore pire (cas extrêmement rare du salarié qui reviendrait devant la Cour de cassation constituée en assemblée plénière, voir document précité) :

  • Conseil des prud’hommes :
    • coût de l’avocat : environ 3 000 €
    • article 700 CPC : environ 800 €
  • Cour d’appel :
    • coût de l’avocat : environ 3 000 €
    • article 700 CPC : environ 2 500 €
  • Cour de cassation :
    • coût de l’avocat : environ 4 000 €
    • article 700 CPC : environ 2 500 €

Résultat : il restera, en moyenne, 4 200 € à la charge du salarié. Et encore !!! À condition qu’il gagne tous ses procès, sinon la facture pourrait s’élever à plus de 10 000 €.

En conclusion, j’incite fortement les salariés à saisir les prud’hommes que lorsque la somme qu’ils espèrent obtenir dépasse 5 000 €.


ÊTES-VOUS PRÊT À RAISONNER AUTREMENT ?

Avant d’aborder les autres fiches « impertinentes », qui risquent de choquer nombre de personnes, je tiens à répondre à certains amis qui m’ont soulevé une question d’ordre éthique : faut-il utiliser les mêmes armes que les employeurs indélicats ?

Selon moi, tout dépends du contexte : si vous êtes licencié de manière abusive ou subissez un harcèlement, ce n’est que de la légitime défense.

Dit autrement, si vous subissez des violences verbales ou physiques, il est légitime et légal en tant que citoyen et dans certaines conditions [6], d’user de violences verbales ou physiques en défense, alors pourquoi pas en tant que salarié ?

Cette digression est importante parce que de nombreux salariés n’osent pas, même dans les situations les plus inacceptables, s’en prendre à leur employeur par loyauté ou déférence envers l’autorité.

Il m’est difficile d’en connaître les causes (éducation basée sur le respect de la hiérarchie ? sentiment de culpabilité de ne pas s’être défendu « à temps » ?…).

En tout cas, il est sûr que la plupart des salariés n’osent pas, même dans des cas extrêmes, s’en prendre à cette autorité.

Il faut donc tout d’abord désapprendre à respecter aveuglément l’autorité [7].

À travers ces fiches qui se veulent parfois humoristiques [8], mon but n’est nullement de blesser les personnes qui ont vécu une expérience similaire.

Cependant, comme la guerre pour l’émancipation des esprits ne peut se faire sans victimes, j’ai pris le parti de choquer.

Et puis, un peu d’humour avant de mourir, ça ne fait pas de mal.

Malgré tout, je sais pertinemment qu’« on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ».

Alors pour ceux qui n’adhèrent pas à cet humour, je vais les affranchir rapidement : passez votre chemin et allez lire des sites qui confortent vos idées.


Notes

[1] Je sais, j’ai l’ouïe fine !

[2] Laure de Maillart Taillefer et Odile Timbart « Les affaires prud’homales en 2007 ».

[3] Je refuse d’utiliser le terme à la mode d’« employabilité ». D’une part, parce que l’être humain n’est pas une machine que l’on doit formater aux exigences changeantes et souvent contradictoires de la logique économique, mais surtout parce que je trouve qu’il véhicule une doctrine culpabilisante. Or, à qui la faute si un salarié n’est pas assez ou n’est plus « digne » d’entrer/rester dans le marché du travail ? D’autant plus que l’on sait bien qu’un soi-disant inemployable, mais bien né (allons plus loin, un nul, mais bien né) trouvera quand même facilement un emploi : pour cela, il suffit d’avoir du capital social.

[4] Brigitte Munoz Perez et Evelyne Serverin, « Le droit du travail en perspective contentieuse 1993-2004 ».

[5] Pourtant, on pourrait légitimement penser qu’il est inéquitable de laisser à la charge d’un salarié démuni, des sommes qu’il n’aurait jamais engagé si son employeur ne l’avait pas forcé à saisir le juge.

[6] Premier alinéa de l’article 122-5 du code pénal : « n’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte ».

[7] Concernant le poids de l’autorité dans la soumission et/ou la manipulation, lire notamment la « psychologie de la manipulation et de la soumission » de Nicolas Guéguen et le « petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » de Beauvois et Joules.

[8] Elles « se veulent » humoristiques. Cela ne veut pas dire qu’elles y parviendront.

 

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