J’ai lu ici ou là ou encore là et puis là, bref un peu partout, que la Cour de cassation « valide les forfaits-jours », que « le tsunami juridique n’a pas eu lieu » ou que « les DRH peuvent être rassurés », j’en passe des pires et des meilleurs.
Je ne sais pas pourquoi ces sites ainsi que la plupart des revues spécialisées ont décidé de minimiser la portée de cet arrêt.
Certes, la lecture assidue de la plupart de ces articles permet de comprendre que certaines réserves s’appliquent, mais mettre en exergue l’exception avant le principe me semble une présentation discutable.
En réalité, la majorité des accords sont devenus illégaux (I). Pour autant, nous verrons que la décision de la Cour, aussi bénéfique et courageuse soit-elle (II), ne créera pas une ruée vers les prud’hommes de la part des salariés (III), du moins sur ce seul fondement.
I] La Cour de cassation a invalidé la majorité des forfaits-jours
Comme toujours, quand on a soif de compréhension, il faut remonter à la source.
Alors reprenons l’arrêt (Cass. Soc., 29 juin 2011, n° 09-71107). Il nous apprend que « toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ».
En plus clair, la Cour ajoute au moins deux conditions de validité que la loi n’impose pas :
- le respect des durées maximales de travail ;
- que l’accord collectif prévoit des clauses qui assurent la garantie des durées maximales et des repos.
En pratique, cette jurisprudence remet donc forcément en cause la majorité des accords collectifs d’entreprise fondant ce type de forfait puisqu’ils ne pouvaient pas, dans leur grande majorité, prévoir de telles règles à la date de signature.
On m’objectera que la Cour a validé, en l’espèce, l’accord de branche métallurgie. Mais il ne faut pas prendre l’exception pour la règle. Combien d’accords collectifs de branche ou d’entreprise prévoient de telles clauses ? Assurément très peu [2] et pour cause !!! Comment écrire des clauses soit contraires à la loi [3], soit que la loi n’imposait pas [4] ?
De toute façon, petite digression, rappelons que l’entreprise a quand même été condamnée parce qu’elle n’a pas appliqué le corollaire de cette nouvelle obligation : l’entreprise ne doit pas seulement disposer d’un accord collectif conforme à cette nouvelle jurisprudence, elle doit également scrupuleusement l’appliquer.
En conclusion, il convient d’inverser la logique distillée par ces sites et revues. Dans les faits, la Cour de cassation a invalidé le recours aux forfaits-jours, sauf lorsque l’accord prévoit des clauses qui assurent la garantie des durées maximales et des repos.
II] La Cour de cassation : dernier rempart des droits des salariés
On ne peut que se féliciter de cette décision audacieuse, puisqu’elle ajoute une nouvelle pierre à l’édifice de la construction lente [5] et incertaine [6] de la protection de la santé et de la sécurité des salariés.
Il convient de saluer le courage des juges qui, une fois n’est pas coutume [7], viennent de rappeler à l’ordre le législateur.
Législateur qui était alors pourtant soi-disant « de gauche », puisque l’on doit cette merveilleuse invention des forfaits-jour au cabinet de Madame Martine Aubry [8]. Je préfère fustiger son cabinet et ne pas faire d’attaque ad hominen parce que si Mme Aubry a bien signé ces lois, elle n’a pas dû/pas pu inventer ça toute seule. Il a bien fallu être plusieurs pour dégoter une telle trouvaille !
Comme quoi, une mauvaise idée n’a pas de frontière politique.
En effet, on ne voit pas vraiment pourquoi ces salariés, qui souvent ne sont autonomes que dans l’esprit de leurs employeurs, pourraient travailler jusqu’à 78 heures par semaine [9].
Mais surtout le postulat légitimant ce forfait ne résiste pas à l’analyse.
On nous dit qu’il est impossible de déterminer le temps effectué par ces salariés soi-disant autonomes. Or, rien n’est plus faux : leur temps de travail ne peut pas être prédéterminé, mais reste déterminable. Pour ce faire, il suffit que le salarié fasse de l’auto-déclaration.
Comment faisait-on auparavant avec les salariés nomades ? les commerciaux sur la route ?
En s’inspirant de la jurisprudence relative aux heures supplémentaires, plusieurs autres voies existent. Par exemple, définir contractuellement un forfait horaire, disons de 40 heures par semaine. Ensuite, laisser au salarié le soin d’indiquer à l’employeur les heures qu’il a réellement effectué en plus de ce forfait. L’employeur est certes tenu de payer les heures que le salarié dit avoir effectué, mais reste libre de le sanctionner, voire de le licencier, s’il dépasse trop souvent l’horaire contractuel sans son autorisation.
Il est vrai que cette voie suppose une révolution copernicienne : que la plupart des employeurs fassent confiance à leurs salariés.
III] Mais la majorité des salariés ne demanderont pas l’application de cette nouvelle jurisprudence
Il convient de rapidement rassurer les employeurs : rares sont les salariés qui revendiqueront une indemnisation pécuniaire, du moins en se fondant sur ce seul motif [10].
Tout d’abord, je pense que les raisons du peu d’engouement des salariés à saisir le juge sont d’ordre méta-juridiques (voir article sur le sujet) : il faut vraiment avoir une vision bien négative des salariés pour croire qu’ils attendent avec ferveur de telles décisions.
À suivre certains employeurs, littéralement traumatisés par ce qu’ils considèrent comme une trahison jurisprudentielle, le salarié serait un être fourbe et sournois mué par le seul goût du lucre qui attendrait fébrilement les revirements de jurisprudence pour venir indûment et sournoisement attaquer leur irréprochable et vertueuse entreprise.
J’y reviendrai dans un prochain article, mais considérer ses salariés comme une population avide de contentieux est statistiquement, sociologiquement et psychologiquement faux ; cela ne relève que du pur fantasme du possédant.
Ensuite, sur le plan juridique, à moins que le salarié soulève d’autres griefs (le plus souvent son licenciement qu’il estime abusif), la sanction est largement hypothétique : le droit au paiement des heures supplémentaires.
Le droit au paiement des heures supplémentaires ? la belle affaire !
En effet, selon la Cour, puisqu’ils ne sont pas des salariés qui entrent dans la catégorie « forfait en jours », ils ne peuvent demander que le paiement des heures supplémentaires (Cass. Soc., 31 octobre 2007, n° 06-43876).
Cette jurisprudence place le salarié dans une situation ubuesque.
En résumé, on lui dit qu’il n’avait qu’à savoir dès le départ qu’il n’était pas en forfait-jour et donc que, dès son embauche, il aurait dû accumuler des preuves de l’accomplissement d’heures supplémentaires.
J’entends déjà certains me rétorquer qu’il aura sûrement droit à des dommages et intérêts.
La belle affaire II, le retour !
On sait bien que, selon la formule consacrée, l’appréciation de l’existence et de l’étendue du préjudice subi relève de la décision souveraine des juges du fond.
Dit autrement, selon que le juge saisi est de Paris ou de Rennes, le salarié n’aura pas le même montant d’indemnisation.
De plus, il se pourrait que l’indemnisation frôle le chiffre astronomique et ahurissant de : l’euro symbolique.
Tout d’abord, parce que les employeurs ne pouvaient pas prévoir cette décision de la Cour de cassation et, de ce simple fait, profiteront sûrement de la mansuétude des juges du fond.
Mais, et surtout, rappelons ce truisme : la France n’est pas les États-Unis.
Alors salariés ! Ne vous attendez pas à des indemnisations à 5 chiffres (voir la fiche impertinente n° 1).
Sources
Communiqué de la chambre sociale
L’article L. 3121-48 du code du travail
La directive communautaire 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003
Notes
[1] D’aucuns diront qu’il est facile de critiquer à froid, courageusement engagé dans la bataille 2 mois après la guerre. Il est vrai que 2 mois en droit du travail équivaut à 2 ans. En fait, l’élaboration de ce site m’a pris plus de temps que prévu. Mes premiers article ont donc bien été écrits en majorité au moment de l’actualité, mais publiés plus tard.
[2] En 10 ans de pratique et plus d’une centaine d’accords d’entreprises consultés, je n’ai jamais constaté de telles clauses.
[3] Notamment la sublime interprétation contra legem de l’article L. 3121-48 du code du travail. Cet article impose pourtant clairement que ces salariés ne sont pas soumis aux durées maximales de travail. En ce qui concerne la nature de ces durées maximales, il est difficile de savoir si la Cour vise celles fixées par le code du travail ou celles au sens de la directive communautaire 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 qui sont, à notre sens, plus souples pour l »employeur. Si la Haute juridiction ne nous le dit pas dans son arrêt, peut-être espère-t-elle une intervention du législateur sur le sujet ? Nous le saurons sûrement lors de la publication de son rapport annuel.
[4] Les clauses qui « assurent la garantie des durées maximales et des repos ».
[5] Pour les plus curieux, se reporter aux ouvrages de référence sur le sujet notamment « Du silence à la parole : une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours » de Jacques Le Goff et « Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat » de Robert Castel.
[6] Qui peut dire si, à l’avenir, les droits des salariés français ne seront pas alignés sur ceux des pays dits émergents ? À force de comparaisons internationales et en se basant sur le seul critère de gain de productivité, pourquoi ne pas appliquer le droit le moins protecteur pour les salariés, mais assurément le plus protecteur des gains financiers ?
[7] Nous y reviendrons dans d’autres articles et rappelons que nous critiquerons également volontiers les lois dites « de droite ».
[8] Voir la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail, dite loi Aubry II mais c’était déjà en germe dans la première loi dite Aubry I, la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d’orientation et d’incitation relative à la réduction du temps de travail.
[9] En appliquant le calcul suivant : soit un salarié qui travaille du lundi au samedi (donc 6 jours de travail avec repos le dimanche, bref rien d’illégal) ayant travaillé 13 heures par jour (donc qui a bien bénéficié de ses 11 heures de repos par jour). Et encore, ce calcul de 78 heures de travail hebdomadaire ne tient pas compte de toutes les dérogations possibles (exemple : 9 heures de repos au lieu de 11 heures).
[10] La quasi-totalité des salariés ne saisissent le juge que lors d’un licenciement qu’ils estiment abusif, voir les statistiques de Laure de Maillart Taillefer et Odile Timbart « Les affaires prud’homales en 2007 ».